Dernière modification le 1 mars 2016.
Jean-Louis Hennequin enseigne les Techniques pratiques de composition à l’image chez Apaxxdesigns depuis bientôt 8 ans. A l’approche de la prochaine session, il répond aux questions que nous lui avons posées sur le contenu de cette formation, qui suscite beaucoup d’intérêt, notamment sur l’Hexacorde et l’environnement harmonique.
L’hexacorde, c’est quoi ?
C’est une technique d’écriture qui date du milieu des années 30. A l’époque, les Viennois Schoenberg, Berg et Webern ont créé et expérimenté le dodécaphonisme, mais sont à la recherche d’une forme d’écriture moins austère. Ils veulent malgré tout rester dans un contexte non-tonal, et leur recherches les amènent à l’hexacorde : des modes à 6 sons au lieu de 12, et un langage harmonique toujours dépourvu de références à la tonalité et aux degrés de la gamme. Cette technique d’écriture a continué de se diffuser pour être utilisée couramment dans la musique de film, ou son côté dépourvu de référence à la tonalité permet de maitriser finement l’émotionnel dégagé par la musique.
Pourtant, dans une musique de film, c’est bien l’émotion qu’on recherche !
Pas forcément. On confond souvent, lorsque l’on parle de musique à l’image, l’émotion que l’on recherche dans un thème musical, et qui est voulue y compris par le réalisateur, parce que demandée par la narration, avec la musique qui va accompagner des scènes ou c’est le drama, les dialogues, et le jeu des acteurs qui vont être l’élément clé. Dans ces moments, la moindre erreur musicale aura toujours le même résultat pour le compositeur : la musique sera au mieux sous mixée, et en général supprimée.
De quelles “erreurs” musicales parle-t-on ?
De celles qui seront perçues comme telles par le réalisateur ! Ce ne sont pas à proprement parler des erreurs, mais la plupart du temps une mauvaise perception venant d’ une mauvaise évaluation, de la part du compositeur, de l’émotion procurée par sa musique. En général, la musique instrumentale se doit d’être suffisamment intéressante pour supporter d’être écoutée en concert. Le compositeur va donner une richesse de contenu mélodique, harmonique pour une pièce de concert, qui ne sera pas forcément souhaitable pour une scène de film, dans la quelle rien ne doit détourner le spectateur de la subtilité du jeu d’un acteur, de l’ambiguité de la situation, ou de tout ce qui relève de la narration du film. La musique n’ est qu’un des éléments et ne doit pas prendre le devant de la scène, ne doit pas raconter, par son émotion propre, une autre histoire que celle du film à ce moment précis. Et le principal ennemi de ce type de scène, qui ne doivent pas évoquer de sentiments définis, c’est la tonalité avec ses enchainements de degrés.
Pourquoi ?
Parce que les enchainements de degrés font partie de notre culture musicale occidentale, et chacun d’entre eux porte en lui un sentiment spécifique qui fait partie de notre inconscient collectif : cadence parfaite, cadence évitée, cadence plagale, le réalisateur ne connait pas ces termes, mais ressent les émotions que ces enchainements de degrés procurent. Il sera pour ainsi dire impossible pour le compositeur de ne pas susciter d’émotions chez l’auditeur en enchainant des degrés de façon tonale. Ce qui disqualifie automatiquement l’approche “songwriting” qui est celle de nombreux compositeurs venant de la pop, par exemple.
En quoi l’hexacorde peut il aider à éviter un rejet de la part du réalisateur ?
L’hexacorde est une approche de la musique adaptée à ces scènes, nombreuses, qu’on appelle l’underscore, le neural suspense ou l’under dialogue. Pour toutes ce scènes, le challenge est de créer une musique dont l’humeur, le sentiment, n’évoluent pas pendant parfois plusieurs minutes, tout en restant intéressante. En restant dans un seul mode, on peut malgré tout donner l’impression d’une musique en constante évolution, mais qui ne change pas de sentiment à chaque mesure.
Concrètement, comment s’y prendre ?
Il ne s’agit pas d’oublier ce que tout musicien sait déjà faire, composer. Il s’agit juste, quand c’est nécessaire, de switcher en mode “hexacorde”. Pour commencer dans l’hexacorde, le plus simple est de partir de l’inspiration musicale, c’est à dire d’une mélodie :
Dans cet exemple, l’idée m’est simplement venue en visionnant la scène d’un film sur lequel je devais travailler. Comme pour tout compositeur, le fait de regarder des images fait naitre des bribes d’idées musicales, et j’ai écrit cet embryon de mélodie sans pour le moment penser le moins du monde à l’hexacorde, juste à “l’effet” que cette mélodie produit sur moi à l’écoute : sentiment d’ambiguité, climat mouvant et un peu étrange, le projet était un thriller fantastique.
Dans un deuxième temps, je vais “extraire l’hexacorde” de ma mélodie, c’est à dire que je vais créer une série de 6 notes, dans l’ordre des hauteurs. A partir de la, on peut dire que je “switche” en mode Hexacorde.
Cette mélodie comportait déjà 6 notes. Comment s’y prend-on si l’idée de mélodie comporte plus ou moins de 6 notes ?
Moins de 6 notes, nous allons choisir les notes manquantes, pour un usage ultérieur. Comment les choisir ? Simplement en fonction de l’ambiance, de l’humeur que l’on va vouloir donner à la composition : intervalles tendus, comme ici, sentiment d’étrangeté. Intervalles moins tendus, musique plus neutre, voire pouvant ressembler (sans en être) à quelque chose de tonal. C’est au compositeur de choisir sa “palette” (j’aime bien cette analogie avec la peinture) pour pouvoir ensuite composer sur sa “toile musicale” (la partition). Si la mélodie comporte plus de 6 notes, il va falloir décider lesquelles doivent rester dans l’hexacorde, en gros selon les mêmes critères. Un petit travail d’analyse de la mélodie nous permettra de décider quelles sont les notes de passages, les appoggiatures dans la mélodie, qui n’ont pas leur place à l’étape suivante, c’est à dire la “verticalisation ” de notre hexacorde, le travail sur les relations de quintes.
Les relations de quintes ? Quel est leur rôle ?
Nous nous éloignons de l’univers tonal pour nous tourner vers le concept d’environnement harmonique, qui est l’expression “verticale” de l’hexacorde. Pour chaque degré, on va étudier les relations de quintes de ce degré avec les autre notes de l’hexacorde. Je rappelle que la quinte est la deuxième harmonique naturelle après l’octave, ce qui lui confère une familiarité particulière pour l’oreille humaine, c’est un rapport très présent dans la nature. C’est sur ces relations de quinte que l’on va définir notre environnement harmonique, qui va nous servir de matériau harmonique non tonal. Dans un premier temps, on va donc “réaliser” des sons à 6 notes, partant sur chaque degré de l’hexacorde, avec comme deuxème note, la quinte la plus “proche” de la fondamentale, et ainsi de suite. On fera ce travail pour chaque degré, comme dans l’illustration ci-dessous.
Sous cette forme, les quintes ne paraissent pas très exploitables…
Et elles ne sont pas destinées à être utilisées sous cette forme ! Cette étape est une analyse des rapports de quintes, mais c’est à l’étape suivante que le matériau harmonique réellement utilisable va être créé. On va créer des renversements, des positions de nos différents sons. A ce stade, on est en terrain familier : de la même façon que vous avez créé une mélodie qui vous plait, le choix des positions de vos sons est totalement subjectif : c’est à vous qu’ils doivent plaire, on ne parle ici que de musicalité, pas de règle à appliquer ou d’une quelconque recette.
Comment allez vous utiliser ces sons pour créer de la verticalité, de l’harmonie ?
D’abord, une mise au point : évitons de composer au piano, parce que le piano, bien que pratique, souffre de trois défauts majeurs quand on pense composer pour des ensembles instrumentaux.
- C’est un instrument de percussion, avec une attaque marquée et une durée de son limitée
- Le piano ne sait pas faire de nuances pendant la durée du son. L’exact inverse de ce qu’on attend d’une section de cordes ou d’instruments à vents
- Le piano, c’est un seul timbre. Alors qu’un ensemble orchestral, c’est un mélange de timbres complémentaires.
Avoir un seul timbre, sans nuances et avec des caractéristiques d’un instrument de percussion a un effet très gênant: cela accentue les dissonances, qui, si elles sont réparties entre différents instruments, n’apparaissent plus du tout comme des dissonances même à l’auditeur (ou au réalisateur) le moins habitué à la musique non-tonale. Mieux vaut donc s’habituer à entendre les timbres et les parties mentalement, l’esprit a un pouvoir de conceptualisation bien supérieur à ce qu’on imagine, et ça ne demande qu’un petit entraînement accessible vraiment à tous.
Après cette mise au point, comment va t on utiliser les sons, par exemple ceux de l’exemple ci-dessus ? Avec modération ! Ca peut sonner comme une blague, mais la première façon de créer de l’harmonie et de la verticalité va être de faire de la conduite de voix, avant de penser “poser” des accords verticalement. On sera plutôt dans une logique “contrepoint” c’est à dire superposition de lignes monodiques, que dans la logique d’accords (sons) plaqués. Et même lorsqu’on va utiliser un son, en posant plusieurs notes simultanément, on va rarement utiliser les 6 notes de l’accord en même temps. Ce serait trop envahissant dans un scène de dialogue ou de neutral. On va plutôt chercher à faire apparaitre certaines voix quand d’autres disparaissent, sans jamais oublier que le silence et les respirations (l’interruption du son) font partie intégrante de la musique.
Si je comprends bien, on va constamment rester dans le même hexacorde dans une scène. Comment la musique peut elle évoluer et être intéressante en restant dans le même mode, sans modulations ?
Je l’ai dit plus tôt dans cet entretien, les enchainements de degrés dans un contexte tonal, et plus encore les modulations (changements de tonalité) sont porteurs d’émotions fortes. A manipuler avec modération ! Et surtout à éviter dans une scène ou c’est le drama, les dialogues ou le jeu des acteurs qui priment. Les Sons que nous avons créés à partir de l’hexacorde nous permettent de créer une évolution harmonique à la fois subtile ou forte, si besoin. Mais comme on reste à l’intérieur du même mode, on ne change pas d’humeur, et une fois le climat musical posé, on sera capable de le maintenir, de le faire évoluer tout en gardant la même sensation musicale tout au long du Cue. Il existe pour cela différentes techniques qui sont étudiées durant ma formation.
Sur le plan technique, qu’a-t-on besoin de savoir quand on compose pour le film ?
En dehors de cette approche de composition, qui vient compléter les compétences des compositeurs, il y a une partie technique qui permettra de savoir gérer des projets d’envergure sans se laisser déborder par le temps. Ecrire pour l’image, surtout sur des projets ou on demande beaucoup de musique, demande une méthode stricte. On commencera par faire le spotting d’une scène et se poser les bonnes questions sur le contenu de la scène. Les premières idées de mélodie, l’hexacorde et l’environnement harmonique liés commenceront à venir. Il faudra ensuite choisir un tempo, effectuer l’étape cruciale du score layout, qui permet de regrouper sur la partition tous les éléments utiles à la composition. Et bien sur on étudie l’utilisation de l’ordinateur dans le cadre de la synchro image, pour pouvoir réaliser nos idées et les faire entendre aux autres. C’est important d’avoir une écoute comparative des travaux, et de se rendre compte de l’effet que produit sa propre musique sur les autres !
Quelques exemples musicaux de réalisations à base d’hexacorde et d’environnement harmonique en vidéo. Les détails du programme de la formation, les prochaines dates et les infos utiles peut être consultés en suivant ce lien.
Julien H dit
Un article rare d’une incroyable qualité ! La vidéo approfondie parfaitement le sujet. Merci Apaxx !
[apaxxdesigns] dit
Merci Julien,
N’hésitez pas si à me poser des questions si besoin. L’environnement harmonique est en effet très puissant dans tous les styles. Je publierai d’autres exemples extraits de musiques de film que j’ai composée dans le futur. JLH
Yapo dit
Salut. Moi j’aimerais savoir comment extraire efficacement les différents accords à partir de l’hexacorde qu’on s’est donné !? [email protected]
Aurélien P dit
Article extrêmement fourni et intéressant ! Je ne suis cependant pas certain d’avoir compris la partie qui consiste à “verticaliser” l’hexacorde : il faut, si j’ai bien saisi, pour chaque note de l’hexacorde empiler les 5 autres dans l’ordre où elles apparaissent dans le cycle des quintes ?
En tous les cas, merci beaucoup pour cet article, cela donne vraiment envie de participer à l’un de vos stages afin d’en apprendre plus !!
[apaxxdesigns] dit
C’est exactement ça : verticaliser les notes de l’hexacorde dans l’ordre des quintes, en essayant de respecter autant que possible leur espacement dans l’ordre des harmoniques naturelles. Cela va donner pour cette première analyse des positions parfois très écartées, que l’on va ensuite reserrer à l’étape de création des “sons”. Dans le stage, on apprend également comment simplifier l’hexacorde et faire apparaitre de fausses tonalités issue de l’hexacorde, ainsi que qu’à analyser le contenu en intervalles d’un mode pour évaluer son potentiel expressif. Prochaine session le 20 Juin, c’est la dernière semaine pour faire votre demande Afdas si vous êtes auteur ou intermittent !
Aurélien P dit
Merci beaucoup pour toutes ces précisions ! Malheureusement, cette session risque d’être compliquée pour moi, étant étudiant et en plein dans le rush des examens de fin d’années, des corvées administratives nécessaires, cependant je resterait attentif aux sessions à venir afin de pouvoir un jour compléter et approfondir cela !